Défense d’avorter

Observateur
Doan Bui

La guerre entre les pro et les anti divise le pays. Dans le Mississippi, ultraconservateur, une seule clinique pratique encore l’avortement. Au nom de Dieu, les “pro-life”, soutenus par le gouverneur et par de nombreux politiques, se battent pour que leur Etat devienne “abortion free”. 

En robe rose, devant un immense panneau représentant Jesus avec l’inscription  « Tu ne tueras point >>, Estor psalmodie des versets de la Bible. Sa copine Abigail fait les cent pas avec une pancarte « L’avortement tue » et harangue les jeunes femmes qui se glissent vers le portail, tete baissée. Nous sommes devant la Jackson Women’s Health Organization, la der-nière clinique pratiquant l’avortement dans tout l’Etat du Mississippi. « Nous noun relayons depuis 6 heures ce matin pour prier. Et éviter la mort d’autres bébés >>, lance Estor, exaltée, en brandissant une petite boîte dans laquelle son exposées des poupées miniatures en plastique, censées représenter un embryon à différents stades de développement. «C’est la mission que m’a donnée le Seigneur. Sauver les vies de ces petits enfants innocents. » De l’autre coté du portail, dans la sal le d’attente, une vingtaine de jeunes femmes patientent, les yeux fuyants, avec en bande sonore une télé qui passe en boucle les informations locales. L’endroit n’est pas très engageant, les canapés sent fatigues, la peinture des murs décrépite. Mais elles ne peuvent aller ailleurs que dans ce lieu en sursis. Le gouverneur ultraconservateur du Mississippi, Phil Bryant, a déclaré que il ferait tout son possible pour que le Mississippi devienne trés vite un Etat abortion free (« sans avortement »). En juillet, la clinique a failli fermer à la suite d’un changement de legislation dans l’Etat imposant de nouvelles normes aux établissements pratiquant l’avortement. Sharon, la directrice, soupire : « Les pro-life devant nous taus les jours, qui prient, manifestent, importunent les patientes, je m’y suis habituée. Mais ce qui est dur, c’est de ne pas savoirsi nous pourrons resterouverts. Que se passera-t-il alors pour les femmes?» Les pro-life (« pro-vie ») peuvent se réjouir. Dans le Mississippi, leur guerre a été efficace. Les chiffres sont éloquents. En 2010, 2 297 avortements avaient été effectués. Trois fois moins qu’au début des années 1990. Et, sur la dizaine de cliniques pratiquant l’IVG, toutes ou presque ont fermé l’une après l’autre. Depuis 2006, la Jackson Women’s Health Organization est le dernier des Mohicans. «J’étais une féministe. Jai milité pour que nous puissions enfin disposer de noire corps. Mais quand je vois ce qui se passe aujourd’hui, j’a très peur, dit Carol B. Penick, patronne du Women’s Fund, une association féministe. Les droits des femmes n’ont jamais été autant attaqués qu’aujourd’hui. » Car le Mississippi n’est pas le seul Etat a s’étre engagé ouvertement dans la guerre contre l’avortement. Depuis une dizaine d’années, dans les Etats republicains, les autorités tentent de faire passer des lois pour restreindre l’arreté historique de la Cour supreme « Roe v. Wade » de 1973, l’équivalent de notre loi Veil, qui légalisait l’avortement. Dans le Mississippi, un des Etats le plus conservateurs et les plus pauvres des Etats-Unis, où l’Eglise   baptiste a un poids politique preponderant, les prolife donnent le la. « La plupart des hopitaux ont dans leur conseil d’administration des proches de l’Eglise », se félicite Tanya Britton, porte-parole de Pro-Life Mississippi. Les hopitaux refusent de pratiquer les IVG, méme après un viol ou un inceste. Les seuls cas admis sons ceux où la vie de la mere est mise en danger du fait de la grossesse. Meme les IMG (interruptions médicales de grossesse), quand le foetus souffre d’un handicap severe, ne sont pas tolérées. « Les hópitaux dans le Mississippi refusent de pratiquer cet acte, meme si on salt que le bébé va mourir quelques heures après l’accouchement, qu’il n’a pas de cerveau, donc qu’il ne pourra pas vivre, soupire Carl Reddix, obstétricien. Ils préferent que la femme resse avec le foetus dans le ventre, jusqu’au bout, et tant pis pour les complications… Dans ce genre de situation, j’oriente donc mes patientes vers d’autres hopitaux, en Louisiane ou dans l’Arkansas. » Carl Reddix est un homme courageux. C’est l’un des rares médecins, peut-etre le seul dans tout l’Etat du Mississippi, à assumer ses positions pro-choice, c’est-à-dire « pro-choix >>. Jamais il n’avouera pourtant, méme sous la torture, avoir « pratiqué ». Trop dangereux. En 2009, dans le Kansas, George Tiller, un médecin exercant dans une clinique d’avortement, a été abattu, alors qu’il se rendait à la messe, par un militant pro-life. Aux quatre coins du pays, les menaces de mort contre les « avorteurs »sont quotidiennes. Dans la clinique de Jackson, du coup, il n’y a jamais eu de médecins« locaux ». «Ce sont des praticiens qui viennent d’àutres Etats en avion, puis repartent après. On tente de garder leur identité secrète », explique Sharon. Problème: les autorites exigent désormais que les médecins pratiquant l’avortement soient inclus dans le staff medical des hopitaux du coin. «Cest un moyen détourné de faire fermer ces cliniques. D’un point de vue sanitaire, ce n’est certes pas idéal que le praticien reparte après, en cas de complications postopératoires. Mais vu qu’il ny a pas le choix… » dit Carl Reddix. II a donc decide de travailler pour la clinique. «Seulement pour les suites opératoires, pas pour l’acte en lui-méme », prend-il le soin de préciser, sachant bien qu’il ne pent pas en dire davantage, à moins de se suicider pro-fessionnellement. Son implication lui a déjà couté cher. Nommé au Mississippi Board of Health, il a été brutalement limogé l’an dernier: le gouverneur a invoqué son affiliation à la clinique, qui ne semblait pas « appropriée pour quelqu’un amene à se prononcer sur la santé publique ». Carl Reddix, afro-américain natif du Mississippi, brillant diplomé de Harvard, est revenu s’installer dans sa region pour « changer les choses ». «J’ai pourtant l’impression que la situation régresse. Nous avons les faux de grossesses d’adolescentes et de vizor-taints infantile les plus élevés. On voit des gamines arriver, elles sort enceintes après un inceste, un viol. Mais non, on va les pousser à garder leur enfant, un enfant pour lequel aucun programme d’aide n’est prévu. » D’autant que I’avortement, bien entendu, n’est pas remboursé : pour beaucoup de jeunes files, débourser les 450 dollars réclamés par la clinique de Jackson est tout simplement impensable. Dans les écoles du Mississippi, l’éducation sexuelle se resume à « l’abstinence jusqu’au mariage>>. « Les seules fois où l’on parle de preservatifs, c’est pour evoquer le taux de rupture », se lamente Jamie Bardwell, du Women’s Fund, qui milite pour changer le contenu de ces cours. Elle a du pain sur la planche. Dans certain lycées, on pratique le jeu du «cookie».Tous les participants sauf un sont pries de macher un cookie Oreo et de le recracher dans un verre d’eau. On échange ensuite les verres. Le seul verre sans déchets est le verre de la « virginité>>, les autres ceux des «sexuellement actifs>>. Aux lyceens de dire celui qu’ils préfèrent… S’il n’existe plus qu’une seule clinique pratiquant favortement, les Crisis Pregnancy Centers (CPC) se sont en revanche multiplies comme des champignons. Derrière cet intitulé volontairement flou évoquant les « grossesses de crise » se cachent en fait des organisations ouvertement pro life. Une jeune fille qui tape « grossesse involontaire » tombera ainsi forcément sur un site proposant les services d’un CPC, dont le but est de dissuader celles qui songent à passer à l’acte. L’un d’eux, à Jackson, a été baptise pudiquement Center for Pregnancy Choices, jouant sur l’ambiguité du mot choice (<<choix>>) employe par les militants pour l’avortement. Stephanie, infirmière qui travaille dans l’un d’eux, est en revanche très claire sur son activité : « Je fais tout pour qu’elles n’en arrivent pas à cette atrocité : tuer leur propre bébé. Chez nous, elkles vont étre accueillies gratuitement, conseillées, aidées. Je vais leur faire écouter le battement du coeur de leur enfant, leur parler de l’adoption. » Stephanie continue son travail d’évangélisation dans les écoles : toutes les semaines, elle va dans les colleges publics de la ville pour parler du CPC oú elle travaille. Le gouverneur Phil Bryant a bien cru avoir emporté la guerre en 2011. Il y a deux ans, le Mississippi a testé de faire voter I’amendement Personhood par referendum. La coalition Personhood, qui fait du lobby dans une vingtaine d’Etats pour imposer cet amendement, a une vision radicale des choses : la vie commence dès la fécondation de la cellule. « Chaque étre humain a le droit de vivre », martèle Tanya Britton, invoquant également dans un drole de salmigondis la lutte pour les droits civiques et Martin Luther King. « Les esclave sont du lutter pour étre reconnus comme des étres humains à part entière. Nous ferons la méme chose pour les bébés dans le ventre de leur mère» Coup de folie isolé d’une militante ultra? Absolument pas. L’amendement était soutenu par le gouverneur, mais aussi par différents élus, democrates ou républicains, ainsi que par l’ensemble des organisations religieuses de I’Etat! « Les implications de cet amendement étaient terriftantes, dit Carol B. Penick. Cela signifiait que méme la pilule du lendemain devenait illegale, car qui aurait pu prouver qu’il y avait fécondation ou non ?» Autre consequence : avec Personhood, le traitement de l’infertilité, les fécondations in vitro seraient aussi devenues illicites. Alors l’impensable s’est produit. Les électeurs du Mississippi se sont mobilises. In fine, l’amendement a été rejeté en aout 2011 par 59% des votants. En attendant Ia prochaine offensive contre le droit des femmes.